Interview Francophone
Pour un meilleur 21ème siècle
Describe your image
Describe your image
Describe your image
Nicolas Curien
Une vraie inspiration pour un meilleur 21e siècle
Prix d'Excellence du Sommet europeen à Paris
par les élites de la diaspora internationale
edition 2024
par Ingrid Vaileanu
Interview Francophone : Comment peut-on résumer votre carrière ?
Nicolas Curien : Tout au long de mon parcours professionnel, j’ai alterné des fonctions d’enseignement-recherche et des fonctions opérationnelles dans la haute administration. Du côté académique, j’ai ainsi été professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), à l’École polytechnique, à l’ENSAE et dans d’autres grandes Écoles. Du côté institutionnel, j’ai été responsable d’études économiques à la Direction générale des télécommunications (l’ancêtre d’Orange), puis au Ministère de la défense, avant de devenir, dans la dernière partie de ma carrière, membre de l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes), puis membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), devenu Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et en ligne). Quelle que soit ma position professionnelle du moment, j’ai toujours éprouvé le besoin d’une double attache au ciel des idées et au sol de l’expérience : pas d’action efficace sans réflexion conceptuelle, ni réflexion pertinente sans ancrage dans le réel.
Interview Francophone : Quels sont vos sujets d’intérêt en 2024 ?
Nicolas Curien : Principalement, les trois suivants.
Tout d’abord, l’évolution de l’économie et de la société numérique, qui n’a cessé de m’occuper l’esprit durant plusieurs décennies, comme chercheur ou comme responsable public. Aujourd’hui, à l’Académie des technologies, dont je suis membre fondateur, je pilote un groupe de travail sur le thème « IA générative et mésinformation », en vue de dresser un état des lieux et de formuler quelques recommandations.
Ensuite, la progression de la radio numérique terrestre selon la technologie DAB+ (Digital Audio Broadcasting), un grand chantier que j’ai contribué à sortir de l’ornière lorsque je dirigeais le groupe de travail « Radios et audio numérique au CSA ». Le déploiement de cette technologie de radiodiffusion numérique, en substitution de la FM analogique, est essentiel pour préserver la souveraineté des opérateurs de radios vis-à-vis des acteurs de l’internet, qui serait perdue en cas d’une bascule trop précoce et brutale vers le tout IP.
Enfin, et cela va peut-être vous surprendre… je m’intéresse à la conceptualisation de la perception humaine du temps qui passe, au niveau individuel et au niveau collectif. En particulier, comment pourrait-on caractériser la vitesse du temps, son accélération apparente, ou parfois son ralentissement ? Quels rapports existent-ils entre trois formes de temps : le temps de nos montres, celui de nos expériences et celui que nous ressentons subjectivement ? Sur la base de constatations empiriques et de points de convergence avec la psychophysique ou la psychologie cognitive, je conjecture une « loi des trois temps », selon laquelle le taux de déformation du temps « subjectif » par rapport au temps « objectif » est proportionnel au taux de changement qui anime le temps expérientiel. Cela pourrait certainement faire l’objet d’une future conversation !
Interview Francophone : En tant qu’économiste, quelle est, selon vous, la principale transformation due à l’essor des technologies numériques ?
Nicolas Curien : La transition numérique a provoqué une disruption économique : on est passé d’une économie de coûts et d’utilités variables en fonction des volumes à une économie de coûts et d’utilités fixes. Autrement dit, les coûts et les utilités des services numériques ne dépendent quasiment pas des quantités produites et consommées : une fois installées une infrastructure matérielle de réseau et une infostructure immatérielle de données, toutes deux suffisamment dimensionnées, le coût et l’utilité de ces « équipements sociaux » sont presque indépendants du nombre des bits transportés ou traités à travers eux. Il en résulte que, dans l’économie numérique, la valeur n’est pas liée à l’acte de production ou de consommation d’une certaine quantité de service, comme dans l’économie pré-numérique, mais qu’elle est liée à la fourniture d’un accès à une ressource globale, sorte de « caverne d’Ali le numérique », symbole d’une économie de l’abondance plutôt que de la rareté.
Dans cette économie de l’accès, et non plus de l’usage, les fondamentaux de l’économie néoclassique sont bousculés : le prix à l’unité devient nul, ce qui a de prime abord effrayé certains opérateurs et fournisseurs, dénonçant une plaie de la « gratuité ». Mais ces acteurs ont vite appris à vendre des accès plutôt que des unités, c’est-à-dire tarifer au forfait plutôt qu’au volume. Quant aux créateurs de contenus, auteurs et artistes, ils peuvent continuer à être rémunérés au prorata de leurs audiences respectives, mais le montant qui leur est globalement distribué est indexé sur un nombre d’abonnements et non pas sur un nombre d’écoutes. Cette recomposition de la chaîne de valeur et la formation d’un système de co-production associant les opérateurs de ressources, les fournisseurs de services, et les usagers eux-mêmes, sont des mécanismes d’organisation industrielle caractéristiques de l’ère numérique.
Interview Francophone : Quelle est votre vision prospective de la société numérique ?
Nicolas Curien : Contrairement à l’espérance initiale de ses fondateurs, il y a une trentaine d’années, la toile numérique n’est pas aujourd’hui devenue un espace de partage, de connaissance et de communauté d’intérêts ; même plutôt le contraire, avec la prolifération de l’infox et de la haine en ligne. La logique commerciale des plateformes, reposant sur l’économie de l’attention – plus on retient l’internaute devant son écran plus on engrange de recettes publicitaires – a eu raison de l’utopie libertaire des débuts : diffuser des contenus sensationnels ou falsifiés rapporte en effet bien davantage que promouvoir le vrai et l’authentique.
Peut-on inverser le courant ? Oui, je le crois, avec l’optimisme de la volonté ! L’antidote à diffusion de l’infox est l’exercice systématique du sens critique, tandis que le remède à la violence en ligne est la résurgence de l’humanisme. Pour progresser en ce sens, il faut résolument transiter depuis l’actuel « individualisme connecté », où chacun ne poursuit en ligne que ses intérêts propres, se montrant ou se cachant sans jamais partager ni construire avec les autres, vers une future « connexion solidaire », où un tel partage et une telle construction collective deviennent au contraire la règle plutôt que l’exception.
Dans l’album de Tintin « On a marché sur la lune », le professeur Tournesol doit couper le moteur de la fusée, ce qui provoquera une apesanteur, et il recommande alors vivement aux passagers de « bien se tenir ». Chacun s’accroche autant que possible aux parois de la fusée, à l’exception des Dupond-Dupont qui choisissent de se tenir l’un l’autre. Ils flottent alors dans l’habitacle et tous les personnages se moquent d’eux. Or ce sont eux qui sont dans le vrai ! Assimilant l’apesanteur à la transition numérique, une éclairante allégorie en dérive : l’individualisme connecté c’est refuser la transition en se raccrochant aux repères dépassés du monde pré-numérique, tandis que la connexion solidaire, c’est baigner ensemble et sans entrave dans l’espace numérique !
Interview Francophone : Quels projets envisagez-vous ensemble avec la Diaspora scientifique d’excellence en Europe ?
Nicolas Curien : Je suis particulièrement intéressé par les développements de votre projet deeptech Xvaluator, d’intelligence artificielle qualificative. Après la voie purement symbolique des systèmes experts, puis la voie purement connexionniste des réseaux de neurones, l’IA s’engage aujourd’hui dans une troisième voie hybride, mariant les approches précédentes. Il s’agit en quelque sorte d’instiller un peu d’intelligence humaine dans une IA, afin que cette dernière fasse mieux qu’imiter les seuls « effets » du raisonnement humain et incorpore également certains des mécanismes de ce raisonnement.
Si ma compréhension est bonne, Xvaluator participe de ce nouveau courant de recherche, en proposant un outil d’analyse de la combinaison d’opinions, de préférences ou d’intérêts individuels, afin de parvenir à une décision de « qualification participative » de ces données. Je comprends encore que cet outil, inspiré de la théorie du choix social, contourne le paradoxe de Condorcet (non transitivité des préférences collectives) en se fondant sur des méthodes d’agrégation pondérée à la Borda, reflétant non seulement l’ordre mais encore l’intensité des préférences individuelles. Cette façon de faire revient d’une certaine manière à introduire dans un modèle d’IA une fonctionnalité de « sens critique », basée sur le principe de la sagesse de la multitude. Le modèle se comporte alors comme un expert collectif.
Au sein de la nébuleuse des applications envisageables, il me semble que la traque des infox sur les réseaux sociaux, nécessaire à la préservation d’une hygiène de vie numérique, figure en bonne place. Il ne me reste donc qu’à souhaiter le meilleur succès à la start-up Xvaluator !
Interview Francophone : Quel est votre souhait pour les générations du 21ème siècle ?
Nicolas Curien : Les générations du 21ème siècle auront l’immense chance, par rapport aux précédentes, de connaître au cours d’une seule vie, un enchaînement de plusieurs révolutions industrielles, et donc économiques et sociétales. La prochaine révolution en marche est celle issue de la convergence de l’intelligence artificielle, des nanotechnologies et des technologies biomédicales. Bientôt l’IA pénétrera sous la frontière de la peau ! De quoi littéralement nous donner la chair de poule ! Afin de maîtriser ces développements, dont les risques sont à la hauteur des promesses, c’est-à-dire immenses, les futures générations devront faire preuve d’un grand enthousiasme, ainsi que d’une grande confiance assortie d’une grande vigilance.
Comment augmenter les capacités humaines, sans créer d’insupportables inégalités ? Comment gérer économiquement et socialement un allongement important de l’espérance de vie ? Comment se comporter dans un monde où des robots pourraient acquérir une forme de conscience, jusqu’à passer pour des humains ? Comment résister aux sirènes du trans-humanisme et tenir bon la barre d’une éthique humaniste forte et éclairée ?
Pour faire face à ces questionnements critiques, les générations qui nous suivent devront savoir donner un sens à l’innovation et pas seulement une direction. Ils devront conjuguer le principe d’audace, moteur indispensable de l’innovation, et le principe de précaution, garant de la pérennité. La belle devise de l’Académie des technologies leur balise le sentier : « Pour un progrès raisonné, choisi et partagé ». Belle randonnée !
Et je vous livre pour conclure cette phrase inspirante de mon père Hubert Curien, ancien Ministre de la recherche : « Je voudrais revenir sur Terre, un instant, dans mille ans, juste le temps de voir ce que trente générations de savants auront su découvrir et ce que les hommes de science seront en humeur de dire ».