Interview Francophone
Pour un meilleur 21ème siècle

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Marc Giget
Les mardis de l'innovation au coeur du futur
Interview dans l'edition Visionnaires du 21e siecle édition 2024
par Ingrid Vaileanu et Dr. Florin Paun
Interview Francophone : Quel est votre diagnostic que les évolutions des stratégies et outils d'innovation ?
Marc Giget :
Les deux évolutions les plus marquantes du management de l’innovation ces dernières années concernent surtout : - La montée de la direction de l’innovation dans la gouvernance de l’entreprise. Ainsi, selon notre dernier benchmark, 52 % des directions de l’innovation sont maintenant directement reliée à la direction générale, et 24 % à la direction de la stratégie. Et l’intégration beaucoup plus forte de l’innovation au cœur de la stratégie de l’entreprise, avec à la fois un meilleur alignement stratégique et une meilleure coordination avec les autres directions du COMEX. Pour certaines entreprises, cela va même jusqu’à la fusion des deux directions, stratégie et innovation.
Il y a aussi une évolution vers des approches plus simples de l’innovation, plus participatives, plus opérationnelles, plus rapides, plus proche de la production, pour surmonter les difficultés du passage à l’échelle, c’est-à-dire de l’industrialisation et du déploiement de l’innovation.
Concernant les outils et méthodes, nous avons réalisées en 2024 une large enquête sur les pratiques actuelles dans les entreprises le plus innovantes (62 grandes entreprises et ETI internationalisées) qui montre également des évolutions importantes.
Il faut savoir que près de 200 « méthodes d’innovations » sont proposées sur le maché par une multitude de sociétés de conseil, le plus souvent reliés au monde de l’informatique. Dans ce que l’on appelle souvent « le fouillis des méthodes » une cartographie est proposée par la fondation britannique NESTA, considérée comme particulièrement pertinente par les directions de l’innovation qui y situent leurs pratiques réelles.
Cette cartographie des multiples « méthodes » d’aide à l’innovation regroupe les méthodes en quatre différents « espace » selon leur problématique de départ et leur dynamique propre.
23 % des entreprises que nous avons interrogées situent leurs outils/méthodes dans l’espace « Talents » : à savoir des démarches de mobilisation des compétences, d’engagement et de responsabilisation. Elles misent sur les individus, sources de l’innovation, leur motivation, leur intelligence collective et la dynamique des équipes.
21 % des entreprises situent leurs outils/méthodes dans l’espace « Intelligence » : marqué par l’analyse et la compréhension des problèmes, des enjeux, des objectifs, en réponse aux attentes de la société. Partir d’un problème bien posé par la prospective pour définir des solutions adaptées.
21 % des entreprises situent leurs outils/méthodes dans l’espace « Solutions » : avec une démarche « learning by doing », approche dite « makers ». Une conception rapide pour répondre aux problèmes identifiés (problem solving). Tester des solutions, vite abandonnées si ça ne marche pas.
Enfin, 32 % des entreprises situent leurs outils/méthodes dans l’espace « Technologies » : Elles partent du progrès scientifique et des technologies nouvelles comme sources d’applications potentielles. « La tech » comme vecteur des innovations, considérées comme des « usages » des technologies. Ce niveau montre la persistance d’une approche de l’innovation essentiellement technico-applicative, en phase avec le discours dominant privilégiant « la tech » comme vecteur fondamental d’innovation (cf. la French Tech).
La majorité des entreprises estiment avoir des pratiques (53 %) ne se réfèrant qu’à un seul espace, 29 % à deux espaces, avec deux axes privilégiés : Talent-Technologie et Intelligence-Technologie. Seuls 6 % se réfèrent à 3 espaces simultanés, sans axes dominants, et 12 % estiment avoir des démarches holistiques équilibrées sur l’ensemble des 4 espaces.
Interview Francophone : Quel est la place du Facteur Humain dans ces processus ?
Marc Giget :
Il est fondamental (cf. espace « Talents », cité précédemment). C’est d’ailleurs une exigence des directions générales, à savoir que les processus d’innovation associent et mobilisent tous les membres de l’entreprise. Chacun a son niveau est potentiellement porteur de propositions de progrès et la participation à un projet collectif d’innovation ressort de plus comme le vecteur le plus porteur d’engagement des employés au sein de l’entreprise.
Cette implication des individus va de pair avec la diffusion d’une culture vivante de l’innovation au sein de l’entreprise, qui ressort aujourd’hui comme mission N°1 des directions de l’innovation. Pour être partagée et durable, cette culture de l’innovation doit s’appuyer sur l’ADN de l’entreprise, une perception collective et partagée des défis et enjeux auxquels elle fait face, et une prise de confiance dans la capacité à les résoudre, facilitant la prise d’initiative.
Interview Francophone : Quel rôle de l'IA et de la donnée de confiance dans le futur de la compétitivité des industries de l’aérospatial et de la défense ?
Marc Giget :
L’utilisation de l’IA est actuellement le grand sujet pour toutes les entreprises et organisations. Nous coopérons étroitement avec Impact IA, le plus important think-tank en Europe rassemblant à la fois les entreprises, le monde académique et les instituts de recherche sur l’impact de l’IA et notamment sur l’importance de l’IA de confiance.
Là encore, une large enquête récente nous a permis de faire un point sur l’état de l’utilisation de l’IA pour tout ce qui concerne l’innovation. L’IA étant une innovation transverse, pratiquement toutes les activités sont touchées ; et p. ex. 37 % des grandes entreprises utilisent déjà l’IA générative pour la gestion d’une ou plusieurs étapes de leur processus d’innovation.
Mais globalement, pour l’innovation, au-delà des applications les plus basiques déjà en place, il ressort que l’on vit une vaste phase de tests et expérimentations qui prendra quelques mois. Une seconde phase devrait émerger ensuite progressivement portant sur l’intégration beaucoup plus intime des potentialités de l’IA avec les technologies et expertises métiers propres à chaque entreprise. L’objectif étant de déboucher sur des innovations porteuses d’avantages concurrentiels spécifiques, les applications actuelles étant encore assez peu distinctives.
A l’inverse, le buzz sur l’IA est tel qu’il y a aussi des attentes excessives concernant ses possibilités réelles et « l’illusion de l’innovation facile » grâce à l’IA. Concernant les applications de l’IA générative pour l’innovation, nous espérons, en fin d’année, à partir des retours d’expériences, pouvoir diffuser une matrice des applications de l’A très efficace à introduire d’urgence pour ne pas perdre de terrain, de celles qui fonctionnent mais avec des conditions particulières et aussi de celles qui sont plutôt de fausses pistes et ne se résolvent pas par l’IA.
Pour ce qui est du secteur aérospatial-défense c’est sans doute l’un des plus avancé dans l’intégration de l’IA et qui ne date pas d’hier. La problématique IA de confiance y est plus classique (elle ne touche pas le grand public), avec de grands acteurs très technologiques par nature habitués au contrôle de la fiabilité des données et plus « responsables » dans le partage de l’information. Evidemment la cybersécurité y est vitale. Les applications sont multiples et visent à répondre aux grands défis actuels, notamment la réduction des coûts d’acquisition et surtout des coûts opérationnels, avec beaucoup d’applications de maintenance prédictive et d’amélioration des taux de disponibilité des matériels. Mais les évolutions les plus spectaculaires interviennent dans la gestion du champ de bataille avec des gestions en temps réel de quantité considérables où l’IA joue et jouera un rôle de plus en plus important dans l’aide à la prise de décision, voire dans la prise de décision d’engagement.
Interview Francophone : Comment soutenir l'émergence des champions français et européens au service de la souveraineté nationale et européenne et de la croissance industrielle ?
Marc Giget :
Les problèmes de la difficulté d’émergences de leaders mondiaux de base européenne ne sont pas nouveaux et assez bien identifiés, mais aujourd’hui, dans un contexte international devenu plus agressif avec des conflits militaires, commerciaux, financiers et de cybersécurité, il est devenu vital de les régler.
Tout d’abord, il est important de rappeler que l’Europe dispose de nombreux leaders mondiaux très dynamiques. En nombre et en part de marché, nettement plus que les Etats-Unis dont le déficit commercial est abyssal. D’une façon globale, et encore aujourd’hui, son industrie se porte mieux que l’industrie américaine. A eux deux, l’Allemagne et l’Italie, les deux leaders de l’industrie européenne exportent plus que les Etats-Unis et la seule Italie est devenue en 2024 le 4ème exportateur mondial, devant le Japon et devant la Corée. La France a quant à elle un vrai problème dans l’industrie, domaine dans lequel elle décroche depuis plus de 20 ans par rapport aux autres pays européens. Mais c’est un cas particulier, dû essentiellement à une absurdité fiscale avec des impôts considérables sur les activités de production sans équivalent dans les autres grands pays industrialisés, qui s’ajoutent aux autres impôts également plus élevés que dans la plupart des autres pays.
C’est d’ailleurs la perte continue de compétitivité de l’industrie américaine qui a amené à des politiques assez violentes d’attraction forcée des investissements d’entreprises étrangères aux Etats-Unis en substitution des importations : - IRA (Inflation Reduction Act) et Chips Act sous Biden, visant par des aides importantes à attirer les entreprises dans les secteurs futurs, énergies propres, industries et transports décarbonés, médicaments, composants électroniques… - et de façon plus agressives aujourd’hui, tentatives de mise en place de droits de douane très élevés par l’administration Trump pour forcer les entreprises étrangères à produire aux Etats-Unis.
L’essentiel de la concurrence industrielle qui a fait perdre des parts importantes de marché à l’industrie européenne est venue de Chine, dans pratiquement tous les secteurs, notamment l’automobile et les transports terrestres, l’électronique et l’équipement d’énergies alternatives (panneaux solaires, éoliennes).
Le vrai grand problème se situe au niveau de l’ensemble de la filière informatique, allant des composants électroniques aux plateformes et services en ligne sur le Web en passant par les terminaux, notamment portables. Sur cette filière et notamment les plateformes globales de services, l’Europe ne dispose de pratiquement aucun acteur de taille mondiale face aux géants américains et chinois.
Un autre problème de longue date, à savoir l’effacement progressif de l’industrie d’armement européenne est revenu au premier plan avec l’agression de la Russie et le retour de conflits ouverts sur le sol européen.
Sur ces deux points clef, on constate que le problème principal est l’insuffisance de coopération européenne aux différents niveaux : technologique, industriel, commercial (le « grand marché » n’est souvent que théorique et très fragmenté), plus réglementaire qu’opérationnel, avec beaucoup de filières parallèles et concurrentes de taille insuffisante sur des marchés trop étroits.
Le contexte actuel qui oblige les pays européens à se défendre devrait favoriser une prise de conscience de l’intérêt d’une plus forte coopération et intégration européenne au-delà des réactions nationalistes héritées des multiples conflits du passé. L’exemple donné par Enrico Letta des cartes de crédits est significatif. Les technologies européennes n’étaient non seulement pas en retard mais même à l’origine de ce moyen de payement électronique. Mais il y avait plus de réticence à payer avec une carte allemande pour des Italiens et inversement avec une carte italienne pour des Allemands (idem dans les autres pays) qu’avec des cartes américaines, ressenties plus neutres, et qui ont occupé l’intégralité du terrain, entraînant une ponction significative sur toutes les transactions européennes. Le refus de lâcher un peu de souveraineté nationale vers le niveau européen, le sentiment que d’autres pays bénéficient plus des politiques européennes que le sien, et la facilité de reporter sur les fonctionnaires européens tous les problèmes devrait laisser place à un choc de souveraineté européenne.
Ce qui est certain, c’est que le replis national, prôné par quelques partis extrêmes consacrerait une marginalisation définitive. Il faut garder les chiffres en tête, la France de 2030, c’est 0,7 % de la population mondiale, donc 99,3 % des individus vivent ailleurs. Or, la disponibilité des produits et services modernes, très sophistiqués à des prix abordables est lié à leur production en très grandes séries, pour plusieurs centaines de millions de personnes. Seul le marché européen a la taille pour permettre des économies d’échelle et pour peser dans les accords d’échanges et de coopération avec les grands partenaires mondiaux.
Interview Francophone : Comment encourager et reconnaître le travail d'exception des talents et scientifiques européens et internationaux qui ont choisi la France pour leur innovations et apports scientifiques au service de la croissance industrielle et des intérêts de l'humanité (tout comme le père européen de la cybernétique Stefan Odobleja qui a choisi la France et la langue française pour son livre La Psychologie Consonnatiste des années avant l'américain Norbert Wiener ?)
Marc Giget :
La science reste l’un des grands atouts de l’Europe. L’Europe reste leader en nombre de chercheurs et en publications scientifiques de niveau internationale par rapport aux Etats-Unis, à la Chine et aux autres pays, plus petits ou émergents. Elle a par exemple publié un quart des articles scientifiques sur l’IA publiés dans le monde. Elle est également au cœur des coopérations scientifiques internationales, avec pratiquement tous les pays. Le CNRS, par exemple qui est le premier centre de recherche au monde par le nombre d’articles scientifique publiés - dans tous les champs de la connaissance - est présent dans le monde entier et réalise plus des 2/3 de ses travaux de recherche en coopération internationale.
Dans le contexte actuel de montée de nationalismes exacerbés et de rivalité sino-américaine qui se répand sur toutes les étapes de l’innovation, allant de la recherche fondamentale à l’industrialisation en passant par les technologies, beaucoup de pays se tournent vers l’Europe, plus ouverte à la coopération pour développer leurs capacités de recherche et de développement.
Cette demande internationale de coopération scientifique et technique avec l’Europe est un phénomène de fond observé par pratiquement tous les grands instituts de recherche et par la Commission qui la considère comme une opportunité exceptionnelle pour l’Europe de jouer un rôle plus important de leadership de la recherche internationale.
Des actions sont donc possibles pour animer et mettre en valeur ce dynamisme scientifique européen a portée internationale. Mais une activité de recherche dynamique suppose qu’elle soit valorisée par des applications qui en découlent largement diffusées.
Le problème de l’Europe ressort clairement, de façon simplifiée, dans le fait que sa part de la production mondiale diminue à chaque étape du processus d’innovation, à savoir une part des brevets mondiaux nettement plus faible que sa part des publications scientifiques, et une part des produits de hautes technologiques nettement plus faible que sa part des brevets.
C’est dire que le relais recherche – industrie ne se passe pas bien, car la recherche débouche sur trop des filières technologiques nationales concurrentes, lesquelles entraînent des productions parallèles en trop petites séries. Pour l’armement, il y a dans certains domaines plus d’une douzaine de systèmes d’armes différents en Europe produits chacun en petite quantité, faiblement interopérables et de ce fait difficilement exportables, contre deux aux Etats-Unis produits et exportés en grande série qui deviennent de fait des standards.
Mais il ne faut pas croire que rien n’a été fait. Dans le domaine aérospatial, au cours des décennies écoulées des entreprises paneuropéennes très performantes sont nées, ainsi, MBDA (missiles), Airbus (avions civils) ainsi que sa branche Airbus hélicoptères sont devenus des leaders mondiaux pour une grande partie de leur activité.
Interview Francophone : Quel est le rôle des Gouvernements dans le futur de l'innovation et réindustrialisation pour la souveraineté ?
Marc Giget :
En Europe, leur rôle est de mieux s’entendre et de placer leur intérêt commun au-dessus de conflits locaux dépassés pour donner toute sa puissance à une région somme toute privilégiée qui dans de nombreux domaines reste la référence mondiale. La richesse de son tissu scientifique, technologique et industriel est considérable ; issu de beaucoup de pays ayant leurs langues, leurs traditions, leur antagonismes passés. Tout est loin d’être harmonisé et il y a des optimisations nécessaires pour faire émerger un écosystème d’innovation européen puissant et harmonieux ouvert au monde. La prise de conscience actuelle que cela est nécessaire, voire existentiel et le fait que l’ampleur des actions à engager nécessite les compétences et les moyens de tous constitue un contexte très favorable à cette évolution.
Interview Francophone : Quel conseil pour les générations du 21e siècle ?
Marc Giget :
Il est difficile de donner des conseils à tout le monde sans être banal. Être un conseiller efficace suppose de bien connaître celui à qui l’on s’adresse.
Si l’on reste sur cette dimension d’avenir de l’Europe et avec le triptyque innovation -réindustrialisation – souveraineté, l’Europe, depuis aussi loin que l’histoire remonte, est encore restée à l’état de projet. Depuis la Rome antique plusieurs de ses grands pays constitutifs ont essayé de la dominer sous le prétexte de l’unir et ça n’a pas marché. Sa richesse est liée à la fois à sa grande variété et à sa communauté de culture née des influences réciproques au service d’une vison. Celle-ci s’est cristallisée à la Renaissance qui a défini les codes fondamentaux de l’innovation humaniste, lesquels structurent encore notre vision du monde largement partagée dans de nombreux pays. Et pourtant, l’Europe a été aussi le lieu du pire, les deux guerres mondiales sont nées en Europe. Tristes exemples d’une mondialisation du pire.
C‘est une chance de vivre en Europe aujourd’hui. Zone la plus visitée du monde, elle reste une référence d’humanisme et de démocratie, ce qui nous donne des responsabilités.
Aujourd’hui, sans parler de sagesse, l’Europe est perçue comme un lieu de raison, de modération et de réflexion ouverte, croyant toujours en la science et au progrès qu’il conviendrait de remettre en objectif de l’innovation.
L’innovation, selon le dictionnaire philosophique Fayard, se définit comme « la production de quelque chose de nouveau, spécialement dans le domaine technologique. Le terme, de couleur neutre, mais plus positif que celui de changement tend à remplacer celui de progrès ».
En fait, l’Europe était massivement progressiste jusqu’à la Première Guerre mondiale, malheureusement suivi de peu par la suivante. À la suite de ces deux désastres, il était difficile de croire à une évolution continue du « progrès » qui est donc sorti du vocabulaire au profit de l’innovation.
Mais Leibnitz considérait le progrès « non pas comme un concept explicatif, mais comme une idée régulatrice, un idéal de la raison vers lequel nous devons tendre ». Et Albert Camus qui dirigeait le Journal « Combat » considérait en 1945 qu’il faudrait deux générations pour que l’Europe croit à nouveau au progrès.
Deux générations ont passé et il est souhaitable que la nouvelle génération suive Camus et croit à nouveau au progrès. En fait, la seule innovation, qui se traduit aujourd’hui par le fait d’introduire quelque chose de nouveau dans la réalité, sans que soit généralement affiché un objectif positif autre que le succès commercial ne suffit pas. Les individus ne demandent pas du nouveau, mais exige du mieux : mieux vivre, être mieux soignés, mieux éduqués, mieux employés, vivre sur une planète mieux protégée, etc.
Réorienter l’innovation au service du progrès est un enjeu vital face à une société désenchantée qui ne se satisfait pas de l’exaltation de « la tech » aux vertus de laquelle elle croit de moins en moins comme objectif d’avenir. L’avenir de l’Europe se jouera sur ses valeurs, celles qu’elle a durement acquis et parfois oubliées au cours de l’histoire, le reste est de l’intendance.
Quant à la nécessité de la réindustrialisation, elle est directement liée à la notion de souveraineté. La capacité industrielle mondiale actuelle dépasse largement les besoins du marché mondial. Il n’y a donc pas de pénurie d’usines, le problème et qu’elles ne sont pas là où l’on souhaiterait qu’elles soient. P. ex. Trump voudrait que les usines automobiles ne soient pas au Canada, au Mexique, au Japon, en Allemagne ou en Chine, mais aux Etats-Unis. Les Européens quant à eux voudraient que les usines de médicaments, de puces électroniques, de panneaux solaires, de voitures électriques, etc. soient en Europe plutôt qu’en Chine, et les Chinois voudraient que les usine d’avions commerciaux soient plutôt en Chine qu’aux Etats-Unis ou en Europe.
Le niveau de développement d’un pays est lié à son industrie, seul moyen de produire des biens et services pour tous à des prix bas. On parle des pays « industrialisés » comme la référence, en opposition aux pays sous-développés, avec en transition, les pays nouvellement industrialisés. Aujourd’hui, il est ressenti que le développement n’est pas acquis ni forcément durable et qu’il pourrait y avoir des pays en voie de sous-développement, marqués justement par une phase de désindustrialisation. On avait les usines mais on les a perdues !
La nouvelle prise de conscience de l’importance de l’industrialisation pour l’innovation est salutaire : il n’y a innovation que si la nouveauté est effectivement mise en production et rendue accessible à tous, car le progrès n’est valable que s’il est partagé par tous. Cela paraît évident, mais aujourd’hui, beaucoup de processus d’innovation ont énormément de mal à passer en production et s’arrêtent avant même la phase prototype. C’est un rappel pour ceux qui portent des innovations que cette phase industrielle est indispensable pour les transformer en progrès effectif.
La question de la souveraineté est essentiellement une question de valeur. Les positions extrémistes actuelles de Trump en sont une parfaite illustration. Elles ont l’avantage d’être explicites ce qui n’est pas toujours le cas pour des pays désirant en dominer d’autres.
Le risque est de se trouver en dépendance pour des biens et services essentiels, de perdre notre autonomie de décision et de devoir accepter des valeurs qui ne sont pas les nôtres pour continuer à exister.